Olga Lecaye, née Solotareff, nous a quittés en juin 2004. Cette grande dame de l’illustration française pour la jeunesse avait 88 ans. Elle fut non seulement l’auteur-illustrateur d’une vingtaine de livres aussi merveilleusement peints que racontés, mais elle a aussi mis au monde quatre enfants, tous artistes, dont deux, Nadja et Grégoire Solotareff, sont également des gloires reconnues de l’édition illustrée.
Le cheminement professionnel d’Olga Lecaye (on ne peut parler pour elle de « carrière », tant le mot, et tout ce qu’il représente, est éloigné de son univers) fut discret et il a fallu attendre son décès pour qu’enfin se multiplient les hommages – si mérités – qui s’adressent autant à l’artiste, à la narratrice, qu’à une femme d’exception : aucune manifestation personnelle ne lui fut consacrée de son vivant et la première exposition commune présentant le travail d’Olga Lecaye, Grégoire Solotareff et Nadja aura lieu à Marseille en novembre prochain. Elle présentera les œuvres de ces trois grands auteurs-illustrateurs qu’unissent tant d’affinités et qui, pourtant, ont réussi la gageure d’exprimer librement, chacun dans sa manière propre, une personnalité d’une richesse hors du commun.
Une saga très romanesque
La saga de cette famille, en elle-même, est un roman. Lorsque Olga Solotareff rencontre, à Alexandrie, juste après la Seconde Guerre mondiale, son futur mari, le docteur Henri El Kayem, elle vit un double deuil: elle vient de perdre, des suites de la guerre, son premier époux, franco-égyptien, et son frère jumeau, prisonnier des Allemands. Elle était plutôt solitaire en Egypte: elle ne parle pas l’arabe, ayant passé toute sa jeunesse en France, dans ce qui restait d’une famille russe décimée par la Révolution. Ses parents étaient venus à Paris en 1903 pour étudier lui, la littérature, elle, les beaux-arts. Les événements de Russie ont prolongé, à jamais, un séjour qui aurait dû n’être que provisoire.
Elevés à Soissons, à la russe, dans une maison idéale qui avait appartenu à la Comtesse de Ségur, Olga et son frère jumeau, ainsi que sa sœur avec son propre frère jumeau, ont eu des précepteurs. La fillette n’ira en classe qu’à onze ans, au Lycée Fénelon, où celle que l’on surnomme « l’étrangère » ne sera pas heureuse. Cette rencontre décevante avec l’univers scolaire après une première éducation très particulière, protégée au sein de la famille, lui servira de référent et de modèle pour élever ses propres enfants, le moment venu.
Alexandrie, Beyrouth, et la Bretagne
Henri El Kayem, francophone et francophile comme presque toute l’élite cultivée du Moyen-Orient, grand amateur de littérature, a fait ses études de pédiatre en France. Il est né à Mansourah, au bord du Nil, mais n’est jamais parvenu à maîtriser parfaitement la langue arabe. Fréquentant le monde cosmopolite d’Alexandrie immortalisé par Lawrence Durrell, à la fois médecin de nombreux aristocrates exilés, mais aussi de la famille régnante et des dignitaires du régime, le docteur El Kayem, la jeune Olga et leurs trois enfants furent heureux jusqu’à l’affaire de Suez et la prise du pouvoir par Nasser. La fuite est alors nécessaire. Henri El Kayem, ayant de la famille et des amis à Beyrouth, y emmène sa famille, vite rejointe encore, hélas, par la guerre civile. Malgré le fracas des bombes et des mitraillettes, tous sont restés au Liban quelques années, les quatre enfants – la petite dernière, Hélène, est née à Beyrouth – supportant les troubles avec l’inconscience de la prime jeunesse.
Vers les années 1960, Olga, laissant son mari en Orient où il a un cabinet médical à liquider, prend le bateau avec ses enfants pour la Grèce d’abord, pour la France ensuite. La famille s’installe en Bretagne dans une maison d’enfance d’Olga. Malgré les difficultés matérielles, la vie y est heureuse. Pas d’école: l’institutrice, c’est Maman qui se souvient de sa propre enfance et qui ne veut pas que sa couvée souffre des rigueurs scolaires. Elle leur apprend à peindre, car elle a à la fois des dons artistiques et pédagogiques, et lorsque son mari – qui a francisé son nom en Henri Lecaye – viendra les rejoindre, il initiera les petits à cette littérature qu’il aime tant. On vit en autarcie, à l’abri des modes de pensée et des conformismes sociaux. Olga coud, pour sa progéniture, des vêtements et des déguisements comme personne n’en porte, et confectionne pour eux des livres originaux, dont certains seront édités un jour. Et elle raconte, incessamment, des contes, et encore des contes, imitée, très vite, par Nadja, qui crée des histoires pour sa petite sœur… La scolarisation, tardive, ne sera guère bien vécue, même si le niveau de ces élèves si particuliers est satisfaisant et couronné de réussites.
Quelle famille !
Le rêve, la poésie, la beauté des mots et des couleurs, mais aussi l’imagination et l’indépendance d’esprit, la liberté de l’emploi du temps, la valorisation d’encouragements affectueux, tous ces dons parentaux furent un bon placement éducatif : il n’est que de voir ce que les chers petits devenus grands en ont fait. Car ils sont devenus célèbres, les petits immigrés errants, ballottés de continent en continent par les événements du monde, et les ruptures des déracinements successifs ont encore contribué à leur richesse intellectuelle, culturelle et affective : quel beau plaidoyer pour l’amour parental on peut lire dans ce contre-exemple optimiste aux analyses moroses et désespérées des situations d’enfants déplacés ou traumatisés par les conflits de la planète…
Grégoire a d’abord exercé la médecine comme Papa, mais au bout de quelques années, la charge émotionnelle étant trop forte, et aussi la démangeaison des histoires et du dessin, il est devenu, à partir de 1985, sous le nom de jeune fille d’Olga, le grand Grégoire Solotareff, l’un des plus célèbres auteurs-illustrateurs de sa génération.
Nadja, qui doit son prénom à la fois à une grand-mère russe et à l’héroïne d’André Breton, est elle aussi un très célèbre auteur-illustrateur. Autodidacte comme son frère, après s’être essayée au dessin de mode et avoir créé des costumes de scène, elle publie en 1986 chez Gallimard un premier album illustré au fusain, Pourquoi les éléphants sont gris ?, d’une grande force graphique et d’un humour très prometteur .
Alexis, écrivain et scénariste qui écrit aussi sous le pseudonyme d’Alexandre Terrel, nous a donné, entre autres, le personnage bien connu de Julie Lescaut.
Hélène, artiste elle aussi, qui a publié avec sa sœur sous le pseudonyme de Nash Les copines de Maxou et Il fait trop chaud pour Maxou, crée des tissus en Malaisie.
Et le miracle se poursuit à la génération suivante : Emmanuel Lecaye, fils de Grégoire Solotareff, a écrit un roman que Nadja a illustré, et Raphaël Fejtö, fils de Nadja, a d’ores et déjà édité une liste importante d’albums, pour tout petits principalement, dans la collection Loulou & Cie de l’Ecole des loisirs, et a fait une entrée remarquée dans l’art cinématographique en mettant en scène, au printemps 2004, Osmose…
Quelle famille ! Incontournable, en tout cas, dans le paysage éditorial et audiovisuel! « La plus belle parure d’une femme, écrivait le sévère Caton, ce sont des enfants bien élevés ». Juste retour des choses, lorsque Grégoire et Nadja eurent publié quelques livres pour les enfants, ils ont entraîné leur mère, en 1986, à L’Ecole des loisirs qui a édité, l’automne dernier, son vingt-quatrième album. Hélas! ce dernier livre paraît à titre posthume, Olga Lecaye nous ayant quittés à la mi-juin 2004.
Une visite à la campagne
J’ai eu le bonheur de rencontrer Olga et Henri Lecaye dans leur délicieuse maison prolongée d’un poétique jardin sauvage et d’un atelier merveilleux, habité des ombres des enfants et petits-enfants partis, envolés, mais omniprésents par leurs portraits, leurs jouets, leurs livres, leurs peluches… Je ne suis pas près d’oublier l’intensité de ces instants vécus avec ce couple d’exception et j’ai alors mieux compris où plongeaient les racines du talent et de la sensibilité de Grégoire et Nadja.
Henri Lecaye m’a parlé de son amitié avec Pierre-Jean Jouve, sur lequel j’avais soutenu ma maîtrise de lettres, heureux de rencontrer une admiratrice d’un romancier et poète trop souvent méconnu. Il m’a aussi dédicacé le livre qu’il écrivit sur Baudelaire, dont il récitait des pages entières avec une indicible émotion, et il a évoqué sa longue correspondance avec René Char dont la poésie le charmait. Nous avons traîné dans l’atelier d’Olga, où elle m’a sorti de tiroirs et cartons des livres – très beaux – en attente de publication, et des croquis, des dessins, des peintures d’une fraîcheur étonnante chez une dame de son âge. Elle m’a rappelé l’exceptionnelle jeunesse d’André François, récemment disparu, car ils ont tous deux les mêmes yeux rieurs et juvéniles lorsqu’ils montrent leurs derniers-nés.
J’ai pu caresser le vrai Maxou, le caniche bien-aimé, héros des livres de Nad & Nash ou de la série si drôle de Nadja. Nous avons rêvé de la maison de Soissons et de la Comtesse de Ségur, elle-même nous ramenant encore à l’éducation des enfants. Elle a évoqué alors, avec beaucoup d’émotion, les années de bonheur où ses petits ne la quittaient jamais, étonnée de voir tant de mamans « modernes » confier leurs « trésors » à n’importe qui, mais reconnaissant que tout le monde n’a pas la chance de pouvoir agir comme elle.
Portraits de famille
En me faisant visiter sa maison, elle m’a montré les portraits qu’elle avait faits de toute sa progéniture, de Grégoire et Alexis petits, de Nadja, beauté souveraine, grave et rêveuse, dans des poses et costumes orientaux, d’ Hélène, dite Nashka, habillée en gracieux mousquetaire, de ses petits-enfants déguisés aussi. J’ai été très surprise de l’exceptionnelle maîtrise de ces peintures, pleines de sensibilité et de mystère poétique : en effet, il n’y a pas un seul enfant, ni d’ailleurs le moindre héros humain, parmi les personnages des albums publiés par Olga Lecaye et ce don du portrait, que je venais de découvrir, est strictement réservé à la sphère privée.
Je crois l’avoir ébranlée lorsque j’ai évoqué une exposition commune avec ses enfants dont elle est, à juste raison, si fière. Comme j’eusse préféré qu’elle fût encore là, avec nous, puisque l’heure en est enfin venue…
Nonobstant, nous avons ses livres, ses merveilleux livres, si beaux, si achevés, pleins de sagesse et de tendresse, si résolument tournés vers l’enfant-lecteur, si désireux de l’aider à grandir, à se forger une personnalité libre et raisonnable, à accepter ce qu’on ne peut refuser, à vivre en harmonie avec les autres. Une quête incessante de la sérénité et de la paix en soi et autour de soi.
Albums en famille
La collaboration et les échanges furent nombreux au sein de la famille, en même temps que chacun réalisait une œuvre très personnelle. Ainsi Olga a-t-elle illustré des textes de ses enfants : un texte de Alexis Lecaye, Trolik, en 1991, quatre albums dont l’histoire fut écrite par Nadja ( Le Petit Lapin de Noël, Le lapin facteur, Le secret de Mina et Elise la couturière), et six par Grégoire Solotareff ( L’invitation, Kouma le Terrible, Neige, Je suis perdu, Mimi l’Oreille et Pas de souci, Jérémie ! ).
Le bestiaire de Grégoire (lapins, ours, loups, souris…) est proche de celui de sa mère, mais son traitement graphique en est très différent ; quant à Nadja, elle a épousé ces animaux le temps de l’écriture, en mettant en scène de charmants lapins et de coquettes souris, absentes du reste de son œuvre (sauf Les croquettes !), où le héros humain, féminin surtout, est privilégié.
Nadja n’a écrit, pour sa parenté, que les quatre livres offerts à Olga, mais elle a beaucoup illustré : outre des écrits de son fils, de son neveu et de quelques auteurs de L’Ecole des loisirs, elle a mis en images un texte jubilatoire d’Alexis, La bergère qui mangeait ses moutons, et de très nombreux textes de Grégoire, à commencer par le célèbre Mitch, hommage ému au Michka de Rojankowski, les récits décapants du Père Noël et son jumeau, du Voleur de jouets et du Chien qui disait non, ainsi que les parodies drolatiques des contes de fées Le petit chaperon vert, Barbe rose, La laide au bois dormant, puis les vingt-quatre titres de la série Bébé (parus chez Hatier) et l’ensemble fascinant des Lutins des bois. Il est intéressant de constater que les écrits de Grégoire correspondent aux deux « manières » de Nadja, celle de l’humoriste à la verve acide et à la plume alerte, et celle de la magicienne au charme envoûtant et au pinceau gorgé de lyrisme .
Pour ce qui est de Grégoire, il a généreusement fait don de son écriture à sa sœur et à sa mère dans les albums précités, mais aussi à quelques confrères et amis : ses petits romans, et surtout les quatre recueils de contes des saisons qu’il a composés témoignent, s’il en était besoin, de son authentique talent de plume. En tout cas, l’osmose est parfaite, et les livres créés à quatre mains ont la même cohérence que les albums personnels .
Espérons que l’exposition de Marseille mettra en lumière chacune des spécificités de ces talents qui, puisant aux mêmes sources, se sont épanouis sans se faire d’ombre les uns aux autres.
Nota bene : Sauf indication contraire, les ouvrages cités dans l’article ont tous été publiés à L’École des loisirs.
*Janine Kotwica, agrégée de lettres, est une spécialiste de l’illustration. Longtemps professeur à l’Institut universitaire de Beauvais, elle a organisé de nombreuses expositions, a assuré des formations aux métiers du livre, et elle écrit dans diverses revues spécialisées. Selon son vœu, les noms de profession de cet article n’ont pas été féminisés.
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